Mit’ka
Je ne suis pas une pomme. Bien que j’apprécie de croquer une Grany à pleine dent et de ressentir son acidité espiègle sur mes gencives.
Je ne suis pas un poireau. Quoique mon apparence physique longiligne puisse inspirer le rapprochement, mais mon absence de cheveux arrête là toute forme de comparaison.
Je ne suis malheureusement pas une pomme de terre dont j’aurais pourtant aimé hériter la robustesse et provoquer, comme elle, la joie lorsqu’elle se présente sous sa forme rectangulaire et frite.
Je ne suis pas non plus un morceau de gingembre. Ma peau est bien plus douce et mon goût plus safrané, m’a-t-on dit.
J’aurais aimé être un citron pour piquer avec douceur, basifier sous mon déguisement acide et irradier de mon fondant les plats mijotés avec amour.
Ah ! Et je ne suis pas un oignon contrairement à ce que j’entends souvent dans des lieux à caractère thérapeutique. Pour accéder “à moi”, il n’y pas besoin de m’enlever des couches en pleurant avant de m’envoyer frire au fond d’une casserole. Je ne veux pas frire au fond d’une casserole !
Avec le temps et l’habitude, on en vient à oublier que, dans le domaine thérapeutique comme ailleurs, une métaphore, c’est une métaphore, pas la réalité, ni une certitude ou un mode unique de compréhension et d’analyse des humains.
Il y a deux siècles, personne n’était un oignon et personne n’avait besoin d’être pelé pour accéder au centre, métaphore du “soi” pour croître et se développer. Ce n’était ni mieux ni moins bien. C’était autre.
Mickaël White, fondateur des Pratique Narratives rappelle que ce sont les théories libérales du 19ème siècle qui sont à l’origine de cet enfer culinaro-thérapeutique. Ces théories, fondement de nos cultures occidentales, définissent la notion de propriété personnelle et s’emploient à la défendre. Petit à petit, est apparue l’idée de cultiver cette propriété pour y découvrir, qui sait, des trésors ou des métaux précieux puis de la faire fructifier en bâtissant ou en plantant un potager ou des arbres fruitiers.
Dans le domaine psychologique, nous avons transposé cette théorie et ces idées en nous déclarant propriétaires de notre ‘soi personnel’, que nous pourrions ainsi cultiver pour le faire croître grâce à un travail thérapeutique d’épluchage des couches sous lesquelles siègerait notre vraie nature… D’origine divine ?
Cette tradition domine toujours actuellement ; c’est le structuralisme. Comme toute tradition, elle est directement liée au pouvoir dominant, ici le libéralisme.
Les thérapies sont toujours reliées d’une manière ou d’une autre au pouvoir, et il est de la responsabilité des thérapeutes de ne pas s’en rendre complices.
Aujourd’hui il existe d’autres paradigmes permettant de penser et de soigner. Je pense qu’il important de se souvenir qu’un modèle thérapeutique n’est ni stable, ni vrai. C’est une construction intellectuelle, souvent métaphorique, reliée à un contexte social, historique et culturel et à ses modes d’exercice du pouvoir.
Je parle de cette métaphore de l’oignon car elle est fréquemment rencontrée. Comme la pyramide des “besoins” de Maslow et le cycle du deuil que l’on plaque désormais de manière inappropriée, voire dangereuse, à toute forme de changement.
Elisabeth Kübler-Ross est l’auteur de ce cycle qui n’en est pas un. Médecin, elle a été pionnière dans l’accompagnement des “mourants” ainsi que de sidéens au pire moment de l’épidémie. Elle a modélisé un processus du deuil sur la base de ses observations cliniques et a indiqué que les personnes passaient par différentes phases émotionnelles (dont : déni, colère, marchandage, tristesse etc.) avant d’arriver au stade dénué d’émotion : l’acceptation de la mort. Elle a aussi indiqué que les personnes ne traversent pas systématiquement chacune de ces étapes, que le processus n’est pas linéaire. Ainsi une personne peut visiter d’abord le marchandage puis la tristesse, revenir au marchandage avant de passer au déni, puis revenir à la tristesse puis rester dans une forme d’absence d’émotion sans que ce soit une acceptation pleine et entière, etc. etc.
Qu’en avons- retenu ? Que d’abord il faut “faire son deuil”. Ensuite, qu’il n’y qu’une façon de bien le faire: passer par l’étape 1, puis l’étape 2, puis l’étape 3 et ainsi de suite jusqu’à la dernière étape, exactement comme une voiture que l’on met sur une chaîne de montage dans une usine d’assemblage. Attention de ne pas rater une étape, sinon le deuil est raté. Du coup, il faut aller chez le psy pour réussir à “passer à autre chose”. Et voilà le – mauvais ! – psy qui vérifie la présence de tous les ingrédients du pot-au-feu thérapeutique, s’assure que chacun d’entre eux a été ajouté au bon moment et au bon rythme. Le voilà maintenant qui ajoute à la place de son client désespéré ceux qui ont été oubliés, modifie leur agencement et pimente le tout à sa sauce ! Et voilà 5 ans de thérapie certifiée avec un client qui finira par abandonner celle-ci, épuisé et déprimé par tant d’échecs.
Certains consultants en organisation dans les entreprises font encore pire : ils transposent ce modèle du deuil à tous les processus de changement et de réorganisation.
Transposer n’est pas égal à penser. En témoignent les 35 suicides en moins de deux ans chez ex France Telecom entre 2008 et 2009, période au cours de laquelle l’entreprise muait au pas de course et expliquait aux salariés qu’ils “résistaient au changement” et qu’ils feraient mieux de monter sur la chaîne de montage émotionnelle rapidement afin de réussir leur deuil au rythme auquel l’entreprise le demandait.
La manière dont une métaphore thérapeutique ou un modèle d’interprétation d’un mécanisme humain se propage, se modifie, se dégrade et finit par devenir une forme de pensée unique en écrasant toutes les autres est un mystère passionnant, qui s’applique, aussi au modèle Minnesota, héros dominant du traitement des addictions, mais ça, c’est pour plus tard 😉