Patdjak
Tu reposes endormie, belle au bois dormant, oubliée par un prince inconséquent. A tes côtés, ton mari, autant dire personne. Ta main dans la mienne, je te parle doucement, de qui, de quoi, je ne sais pas, je ne sais plus. Doux murmure pour emmurer la camarde, qui s’en tient les côtes. Elle s’est annoncée il y a longtemps déjà et ne rate jamais un de ses rendez-vous. Mais je parle, je te parle, encore et encore, attentif au moindre de tes souffles. La pompe à morphine, boîte à rythme sommaire, marque les temps d’une valse macabre. Hier, Joséphine et moi avons cru devenir dingues.
Elle est médecin et m’avait téléphoné, pour la première fois en sanglots :
– Manu, si tu ne viens pas maintenant, il sera trop tard…
Je suis arrivé le lendemain, lundi, en début d’après-midi, dans ce petit deux-pièces rochelais, où tu as fini d’user ta vie. Bonne épouse, donc cuisinière, femme de ménage, infirmière, aide-soignante, chauffeur, tout entière dévouée au service d’un vieillard acariâtre. « La vie est faite de choix ! », disais-tu parfois. Le tien était simple : tu ne supportais pas la solitude, quitte à être en mauvaise compagnie.
Dans ta chambre, j’ai entendu la voix de Joséphine et d’une infirmière qui prenaient soin de toi. Quand la porte s’est ouverte, je me suis avancé dans l’encadrement et ton visage s’est illuminé.
– Manu !.., as-tu dit, comme si tu ignorais ma venue.
– Bonjour Maman. Ça va…? Je vois que ma sœur se place pour l’héritage…
Joséphine m’a fait une bise qui en valait mille et m’a laissé la place à tes côtés. Discrète, l’infirmière s’est éclipsée. J’ai dégainé mon portable et appelé Arthur en visio, puis je t’ai collé le petit écran sous les yeux. Avec un aplomb que j’envie, ton petit-fils t’a interpellée joyeusement.
– Salut Grand-Mère, comment ça va ?
J’ai cru un instant que ton sourire allait tomber tant il était massif, mais tu m’as regardé, un peu perdue. Sourde comme deux pots, tu as pesté :
– Je comprends rien du tout avec ces nouveaux appareils !, as-tu dit, en désignant le serre-tête métallique sensé favoriser tes communications avec autrui.
Mais il en aurait fallu bien plus pour désarçonner Arthur et durant cinq minutes, je me suis fait le traducteur des mots d’amour de mon fils.
Nous nous sommes retrouvés seuls dans ta chambre et, au regard de toutes les pathologies que tu cumulais à un âge avancé, tu pétais la forme.
– Qu’est-ce que tu veux manger demain midi ?, t’ai-je demandé.
Appuyée contre tes nombreux oreillers et coussins, tu as réfléchi un court instant, puis répondu d’un air gourmand et sérieux :
– Un rôti de veau !
– Avec de la ratatouille… ?
– Oh oui !…
– Je ferai une salade de tomates en entrée, et je verrai ce qu’il y a comme fruits pour le dessert au marché ; peut-être des fraises…, ai-je conclu.
J’étais content, je me sentais utile ; le lendemain, il y aurait du bon manger dans les assiettes. La ratatouille est mon plat signature…
Je ne signerai rien le lendemain.
L’après-midi touchait à sa fin et j’étais assis près de ton lit, lorsque tu m’as jeté un regard intense.
– Papa, aime-moi. Aime-moi fort !, m’as-tu dit.
Putain de bordel de Dieu, c’était quoi ce délire ?!?
– Papa, aime-moi. Aime-moi fort, Papa !…, as-tu réitéré en vrillant ton regard au fond du mien.
– Joséphine, viens voir !, ai-je glapi.
Ta fille est entrée et, immédiatement, a caressé ton visage en te parlant doucement, tentant de t’apaiser.
– Qu’est-ce qui lui prend …?!, demandai-je.
– Ça n’est pas la première fois. Tout à l’heure, elle m’a donné plein de petits noms tendres à la suite puis a débité une prière catholique que je ne connais même pas, à toute vitesse. Elle doit être très angoissée. Il n’y a pas longtemps, elle m’a dit : « Je suis fatiguée ma Jojo, il faut me laisser partir… » Mais elle m’a également dit qu’elle avait peur de mourir. Très peur. Maman ! C’est Joséphine et Manu. Ma petite Maman, calme toi, on est là, c’est Joséphine et Manu…
Tu nous as regardés, perdue, puis tu as semblé recouvrer un peu de calme.
Nous n’étions qu’à l’aube d’une terrible nuit.
Joséphine était épuisée par des mois, autant dire des années, qu’elle avait consacrées à prendre soin de toi, assistée de son mari. Ils t’avaient accueillie chez eux en te laissant leur chambre ces derniers mois. Tu venais de réintégrer ton domicile. Elle avait accusé le coup lorsque ses collègues qui te prenaient en charge lui avaient dit « qu’il fallait lâcher maintenant, te laisser partir ». Clément justement est entré, venant aux nouvelles, et nous avons grignoté des restes en manière de pique-nique. Nous avons mangé parce que cela se fait. René, notre beau-père, présent, était confit dans son déni. Il avait évoqué le doliprane lorsqu’il avait été question de te mettre sous morphine…
Clément est retourné à ses obligations de papa et nous t’avons eue à l’œil, visiblement coincée dans un cauchemar éveillé. Ce qui était insupportable, ça n’était pas que tu tiennes des propos décousus, c’était que tu paraissais en grande souffrance. Nous pestions contre la pompe à morphine et à anxiolytiques, qui ne se déclenchait que toutes les quatre heures, et nous aurions voulu pouvoir faire des bolus à volonté ou en forcer le mécanisme. Mais cette saloperie, oh combien précieuse, avait un mécanisme de la qualité d’une horloge suisse.
Ma chère petite Maman… Tu as convié tous tes fantômes, la nuit durant. Et ils étaient nombreux ! Au petit matin, j’ai pu somnoler deux ou trois heures, vidé. A sept heures, j’ai entendu Joséphine téléphoner au service de soins palliatifs et l’infirmière qui lui a répondu a dû regretter d’être d’astreinte. Elle s’est pris un savon :
– Vous faites n’importe quoi ! C’est très bien d’arrêter tous les traitements, mais encore faut-il délivrer de la morphine en quantité suffisante ! Ma mère vient de passer une nuit atroce à flipper et à délirer !
Après quelques autres amabilités, elle a raccroché et dit :
– Elles vont venir…
Vingt-cinq minutes plus tard, se sont présentées deux infirmières qui nous ont parlé de protocoles et se sont employées à essayer de faire passer Joséphine du courroux à la colère, et de la colère à un simple énervement. Elles n’étaient pas trop de deux. Elles t’ont fait une toilette « au lit », puis ont parlé boutique avec ta fille. Mais surtout, elles ont augmenté la dose de morphine de 0,5 en disant que tu allais t’apaiser.
De fait, je n’ai plus jamais entendu ta voix.
La journée s’est déroulée, mortelle. Quand, au début de la matinée, j’ai proposé à Joséphine de faire le marché, elle m’a rétorqué, un brin agacée, avec raison :
– Ça ne sert à rien !
Ni elle, ni moi n’avions envie de rôti de veau, et rien à foutre de ce que pouvait désirer ton mari, qui a toujours été constant dans l’égocentrisme.
Vers 15h00, la psychologue du service de soins palliatifs s’est présentée et nous a proposé de te faire un massage, éventualité dont elle avait convenu avec toi. Elle s’est montrée particulièrement gentille et, en ressortant de ta chambre, nous a offert son soutien.
– Votre maman est bien, elle est détendue. Surveillez la présence d’une ride du lion, qui est un signe de souffrance physique ou psychique. En ce cas, n’hésitez pas à faire un bolus selon les possibilités.
Je l’ai remerciée, mais après la nuit que tu avais passée, j’étais prêt à trouver un dealer pour te soulager.
Le temps s’est écoulé, les minutes ont fait des heures, et nous guettions le moindre signe d’inconfort que nous aurions pu lire sur ton visage. En fin d’après-midi, nous avons constaté qu’un fauve se promenait entre tes sourcils et l’avons chassé d’une dose de morphine ou d’anxiolytiques, je ne sais plus. Triste safari.
Léa est arrivée avec Clément pour dîner avec nous. Elle a insisté pour rester auprès de sa grand-mère et nous en avons discuté quelques minutes. Au début, sa mère et moi y étions opposés, mais elle était farouchement déterminée, et j’ai fini par dire :
– C’est comme tu veux, Léa. Tu es majeure et c’est ta grand-mère. Sache simplement que ce n’est pas une promenade champêtre et que ta maman ne pourra pas t’assister, car elle aura fort à faire avec sa propre peine.
Ma petite Maman, je ne me souviens pas du menu, pas plus que des conversations. Quand il s’est fait tard, Clément, ébranlé, nous a embrassés, toi y compris, avant de prendre congé, et nous nous sommes préparés pour une nouvelle nuit blanche. J’ai dit à Joséphine :
– Reposes-toi un peu, tu es crevée, je te réveillerai au besoin.
Étonnamment, elle a accepté, s’est allongée sur le canapé et a juste dit :
– Tu me réveilles au cas où…
– Promis ma Jojo !
Léa a quitté l’appartement, trop exigu pour lui assurer la confidentialité de ses conversations téléphoniques, et ton mari s’est allongé près de toi, en bougonnant comme à son habitude. Il était remué cependant, hanté par le souvenir de sa précédente épouse emportée par un cancer après une longue agonie. Il a fini par s’endormir.
J’aime la nuit. Elle est silence, tranquillité. J’ai vérifié que Jojo s’était assoupie, puis je me suis assis près de toi. Je t’écoute respirer régulièrement, te regarde, ma petite Maman. Tu as toujours été là pour moi, contre vents et marées, et pour rien au monde, je ne voudrais rater ton départ pour la grande absence. Je suis serein. Je t’avais dit plusieurs fois que si besoin, je te ferais moi-même une injection létale, mais nous ne sommes pas dans un mélo, et Joséphine a pris avec toi toutes les dispositions nécessaires pour t’éviter de souffrir autant que faire se peut. Ni acharnement thérapeutique, ni réanimation. Tu meurs chez toi, dans ton lit, entourée par tes enfants. Mais tu meurs.
Voilà tout à coup que ton souffle est heurté, on te dirait branchée sur un respirateur. Vite, j’appuie sur le bouton adéquat et, après quelques instants, tu retrouves une respiration fluide.
Je prends ta main et, dans la nuit, te murmure des mots doux, mais ils me manquent.
Que te dire d’autre que « je t’aime », « je t’aime », et « je t’aime » encore…? Ma petite Maman. J’ai 55 ans et n’ai jamais vu mourir quelqu’un, mais tu n’es pas quelqu’un, tu n’es pas quelqu’une. Tu es ma planète première, mon Alpha. Ma mère.
Je n’ose plus quitter ma place, que je n’échangerais pour rien au monde, et le temps s’écoule, entre mots doux et tendres pressions de la main. Inéluctablement, ton souffle se fait plus discret, s’amoindrit et je réalise soudain que ta respiration est de moins en moins fréquente et tes apnées de plus en plus longues.
Je bondis au salon et me penche sur ma sœur.
– Joséphine…
Elle jaillit du sommeil avec trois mots :
– Ma petite Maman !…, puis : Où est Léa…?
– Sur le palier.
Je réalise alors que ma nièce a sans doute tenu à être présente pour te voir une dernière fois, mais aussi pour prendre soin de sa mère. Fusionnelles de génération en génération. Tandis que Joséphine part en courant à la recherche de sa fille, je reviens à tes côtés et prends ta petite main dans la mienne. Il n’y a plus rien à dire. Rien. Maman. Il n’y a plus que ton souffle, ton souffle si faible, si ténu, puis…rien. Il est 00H23, nous sommes le 8 juillet.
A cet instant, j’entends Joséphine et Léa entrer en courant dans l’appartement. Déjà, elles sont près de moi et je dis doucement :
– Elle vient juste de partir…
Tu as glissé dans la mort comme si de rien n’était. On doit dire « dernier souffle » car il n’est suivi d’aucun autre. Évidence que je ne peux que constater, tandis que je suis traversé par une pensée fugace : maintenant, je peux mourir…
Les yeux pleins de larmes, Joséphine s’emploie, assistée de Léa, à te débarrasser des différents tubes pour l’oxygène et autre appareil pour la surdité, qui ne sont plus d’aucune utilité. Elle t’embrasse, te caresse, elle sait que tout est fini, et la pompe à morphine se tait. Léa entoure sa mère, je cajole Léa et Joséphine me chouchoute. Nous communions dans la peine, tu nous manques déjà.
Allongé près de toi, ton mari, plongé dans un sommeil profond, ignore qu’il vient de devenir veuf. Nous passons les minutes suivantes à encaisser le choc. Puis, Joséphine fait le tour du lit et d’une voix douce, avec mille précautions, entreprend de le réveiller.
Il ouvre un œil, hagard, et ta fille, penchée sur lui, s’adresse à un tout petit enfant :
– René, Christiane est décédée…
Il ouvre de grands yeux, sidéré, visiblement étranger à la situation. Joséphine répète avec délicatesse :
– René, Christiane est décédée…
Ahuri, il fixe sur elle un regard perdu, manifestement absent.
C’en est trop ! Penché par-dessus l’épaule de ma sœur, j’assène d’une voix forte :
– René, Maman est Morte !!!
Il faut bien que je l’entende…